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L’attachiant

Par Vincent Bissonnet
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Publié le Mis à jour
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Ils sont aussi problématiques à cadrer dans la vie d’un groupe, pour un entraîneur, que dans leur vie extrasportive pour un président de club. Ce sont les « ingérables » du rugby auxquels midi Olympique consacre une série. Ailier de Castres, Le Niçois d’origine est un OVNI dans ce milieu. Un joueur au tempérament de feu, insaisissable, qui a gardé son approche d’école du rugby, comme le dit si bien Christophe Moni. Récit.

Une image pour l’éternité, dans la nuit de Saint-Denis, un soir de juin 2018. Au cœur de la tribune présidentielle, une drôle de silhouette apparaît soudainement derrière Emmanuel Macron, à l’heure de la remise du Bouclier de Brennus : un gaillard moustachu, affublé d’un bob laissant entrevoir une coupe hirsute et portant un simple boxer multicolore sous la ceinture. La majorité des trois millions de téléspectateurs présents devant leur petit écran à cette occasion découvrent, avec étonnement, un champion de France pas comme les autres : Mesdames et Messieurs, voici Julien Caminati, 32 ans, arrière-ailier-buteur au parcours original et au tempérament inégalable. L’improbable vision résume gentiment cet énergumène à nul autre pareil, insaisissable, facétieux. Un sacré numéro devenu gagnant.

En assistant à la scène ce soir-là, Nicolas Szezur, préparateur physique de Béziers et accessoirement ami de Julien Caminati, a souri. Par amusement mais pas seulement : « Quand je vois d’où il est parti, je ne dirai pas que c’est un miracle qu’il se soit retrouvé là mais presque. Imaginez : au moment où je l’ai rencontré, il était serveur de bar sur une plage privée et ne mettait plus un pied devant l’autre. » Le personnage, on ne peut plus déroutant, a suivi un itinéraire tout aussi sinueux, avant de devenir ce joueur d’élite. Après des renvois successifs des centres de formation de Narbonne et Castres, pour inconduite caractérisée, de jour comme de nuit, le trois-quarts atterrit à Mandelieu, en Fédérale 2, où il se distingue. Tristement. Par un crachat sur arbitre. Verdict : trois ans de suspension et une carrière en suspens. Un seul homme peut alors encore miser sur la résurrection de cette cause - presque - perdue : Christophe Moni. « J’ai cru en lui car je l’ai vu grandir. Je connaissais même bien ses parents. Quand j’étais en cadets ou en juniors, je l’avais vu débarquer au club avec son frère. Je revois ces deux têtes blondes. Il était déjà très turbulent et caractériel. Je me souviens que quand il n’avait pas le ballon, il se mettait souvent en colère. Il avait déjà cette énergie folle qui le rendait si spécial. » Un feu intérieur imprévisible. Il l’avait brûlé, jusqu’alors : « Il végétait sportivement et était dans une très mauvaise dynamique. Son profil aurait heurté la grande majorité des entraîneurs. Moi, j’avais conscience de son potentiel et de ce qu’il était en mesure de devenir. » Après avoir plaidé sa cause devant les instances arbitrales, pour alléger sa sanction, Christophe Moni confie la mission à Nicolas Szezur, alors en poste à Nice, de le relancer. Attention, colis dangereux. Explosif, même : « Il me l’avait envoyé en me présentant un jeune joueur avec beaucoup de capacités. Mais bon, il avait coupé du rugby, avait des problèmes de discipline et venait d’avoir un accident de scooter. Je l’ai quand même testé et là, les résultats étaient catastrophiques. Vraiment. Il avait une jambe atrophiée, n’arrivait pas à accélérer et explosait à l’endurance. J’ai dit à Christophe : « C’est quoi ce joueur ? Il est à la rue, ton mec. Je ne suis pas magicien. » Il m’a dit que j’avais six mois pour le remettre sur pied et que l’effort en valait la peine. »

Des claques... au sens propre

Contre toute attente, contre toute logique aussi, Nicolas Szezur assiste à une renaissance progressive : « C’était un truc de fou. Il s’entraînait comme un dingue, je devais le sortir moi-même de la salle de musculation. Quand il est revenu sur le terrain, il était incroyable : il mettait des percussions aux piliers, des coups de pied du bout du monde… » Julien Caminati repousse ses limites sur le terrain et ne les outrepasse plus en dehors. Ou presque : « Des anecdotes, j’en ai quelques-unes et pas que des bonnes, reprend Christophe Moni. Alors, je préfère les garder pour moi, je n’ai pas envie de le charger. » La tendresse paternelle l’emporte, par-dessus tout, vis-à-vis de ce joueur excessif mais attachant : « Nous l’avions astreint à un certain comportement. Il fallait le suivre et le serrer de près. Après, il n’était pas si dur que ça à gérer. Comme il y avait de l’affection entre nous, ça se passait bien. » Nicolas Szezur résume l’équation Caminati en quelques mots. élémentaire ou presque : « Il ne peut pas avoir de relation normale, il n’est que sur l’émotion. C’est blanc ou noir. S’il t’aime bien, il donnera tout. En revanche, si ta tronche ne lui revient pas, alors, là… » 

En 2010, Ugo Mola, alors entraîneur en chef de Brive, tente ce pari en connaissance de cause. En Corrèze, Julien Caminati trouve un nouveau terrain d’expression propice : « Brive, c’est le club qui lui correspondait, estime Nicolas Szezur. Un club familial avec des Mela ou des Ribes qui lui mettaient des claques au sens propre quand ça partait en vrille. À mon avis, il n’aurait pas dû en partir. » L’Azuréen parvient, bon an mal an, à trouver un équilibre entre fougue et discipline. La confusion des sentiments s’empare de ses dirigeants au moment d’évoquer le sujet : « Parfois il m’énerve, mais c’est sûrement le garçon pour qui j’ai le plus d’affection », témoigne Simon Gillham, ulcéré par ses apparitions en claquettes à la réception et charmé par sa nature brute. Ugo Mola décrit le spécimen dans toute sa splendeur : « Je n’ai jamais croisé un mec avec une telle vitalité, à part, peut-être, Carbonneau ou Califano. Il est toujours à bloc, souffre d’une hyperactivité. Tu peux avoir un ou deux joueurs comme lui dans ton effectif. Au-delà, tu fais de la psychothérapie. » Après avoir contribué à la remontée de Brive en Top 14, étant même élu joueur de l’année en Pro D2, Julien Caminati prend la direction de Grenoble, à l’été 2013. Un tournant, à 28 ans, pour cette valeur montante, suivie par les sélectionneurs italiens et les recruteurs de grandes écuries. Alors, ça passe ou ça casse, cette fois ?

Il avait tout pour être un très grand joueur. Il a été très bon, déjà mais il aurait pu aller plus haut

« À Grenoble, ses performances étaient bonnes mais il ne s’entendait pas avec Fabrice Landreau, résume Nicolas Szezur. Donc il a commencé par moins jouer et a fait sa tête de con. » « Il a besoin d’amour et de se sentir apprécié », rappelle Christophe Moni, comme une évidence. L’aventure se termine prématurément, suivie d’une autre, encore plus frustrante, de quelques mois, à Mayol, le théâtre de ses rêves d’enfance : « Il s’est senti trahi », confirme le préparateur physique. Castres lui tendra heureusement la main, lui évitant une nouvelle page blanche et tant d’idées noires. Lui permettant, à terme, de connaître des phases finales et les honneurs du Stade de France, même depuis les tribunes : « Avec Christophe Urios, il a retrouvé un patriarche comme il avait avec Christophe Moni à Nice. Ça explique sa longévité même si, dans un tel club, il est confronté à une autre concurrence. » Joueur de complément dans le Tarn, il a dépassé cette année le cap des 100 rencontres dans l’élite, à 32 ans. Un aboutissement en soi. « Je suis fier du parcours qu’il a eu, il ne le doit qu’à lui-même, souligne l’ancien troisième ligne. Reste qu’il avait tout pour être un très grand joueur. Il a été très bon, déjà, mais il aurait pu aller plus haut. »

Il a toujours été attiré par le côté sombre

Son tempérament d’irréductible, entier, sans concession, a sans nul doute fermé quelques portes sur les sentiers de sa gloire. Lui, le lecteur de « Indignez-vous », l’adorateur des « Affranchis ». Dites-moi ce que vous aimez et je vous dirai qui vous êtes… « C’est un personnage singulier dans un monde lisse, décrit Christophe Moni. Son caractère dénote dans le monde professionnel, ça lui a joué des tours. » À la fois victime et coupable : « Quelque part, ça l’a nourri mais ça l’a aussi desservi. Il a été mis dans une case, celle de joueur turbulent. Il n’y a pas été mis par hasard et, surtout, il n’a pas su casser cette image. » Sa suspension de six mois pour contrôle positif au cannabis et ses éclats nocturnes ont régulièrement alourdi son casier. Même avec les meilleurs entraîneurs et psychologues, le naturel finit souvent par gagner. « Je dirais qu’il a toujours été attiré par le côté sombre. Il a tendance à se laisser happer par ces forces-là », regrette Christophe Moni. Mais à ce niveau, les petites bêtises prennent de grandes proportions : « En fait, il réagit comme un gosse, poursuit Nicolas Szezur. En soirée, par exemple, s’il se sent bien dans un groupe, il n’a pas de limite et est prêt à tout pour faire le spectacle. Les autres le connaissent et le mettent au défi. Et ça marche à chaque fois ou presque. Je suis sûr que c’est ce qui l’a amené à se pointer en boxer au Stade de France… »

Christophe Moni préfère en sourire, finalement : « Que voulez-vous ? Il a gardé son approche école de rugby. Il ne calcule jamais rien. » « Quand je le vois, j’ai l’impression qu’il a toujours 20 ans, confirme le préparateur. Il a mûri un peu en se mariant et en devenant père. Mais c’est resté le même dans le fond. » Les gens ne changent pas, ce sont les choses qui changent, écrivait Boris Vian. Dans un univers de plus en plus aseptisé, Julien Caminati s’est forgé une carrière sans renier sa personnalité, avec ses excès divers et variés. Sa plus grande fierté, sans nul doute, comme le laissent à penser ses propres mots : « J’ai toujours eu l’étiquette de « bad boy ». Je n’en souffre pas. Les gens racontent ce qu’ils veulent, je peux me regarder dans la glace. » Une sacrée victoire, tout compte fait.

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