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Barrett, les enfants de Pungarehu

Par Marc Duzan
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    Barrett, les enfants de Pungarehu
Publié le Mis à jour
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Beauden a été élu meilleur joueur du monde en 2016. Jordie fut exceptionnel pour sa première titularisation avec les All Blacks. Scott ? Il est aux yeux de Steve Hansen la doublure de luxe de Whitelock et Retallick. La semaine dernière, Midi Olympique est parti à la découverte de l’univers de l’incroyable famille Barrett…

Depuis des heures, il tombait sur le mont Taranaki une pluie fine, tiède et pénétrante. Une de ces pluies qui ravivent la campagne et donnent au comté de Rohatu l’herbe la plus grasse de Nouvelle-Zélande. Ce matin, le village de Pungarehu s’éveillait lentement. Le tenancier de l’un des rares commerces du hameau s’acharnait sur le store fatigué de sa devanture. Non loin de là, une vieille tirait sur la laisse d’un bâtard peu décidé à rentrer chez lui. Parfois, lorsque le soleil parvenait à déchirer cette masse sombre qui déversait toutes les larmes du ciel sur le petit village, une lueur blanche se détachait de Cape Lighthouse : de jour, ce phare gigantesque surmonté d’un couvre-chef rougeâtre semble défier la montagne qui lui fait face ; une fois son combat perdu, il se résigne, la nuit tombée, à promener sa torche safranée sur les flots bouillonnants de la mer de Tasman. C’est dans ce cadre sauvage, somptueux, cet apparat de fin du monde que Kevin Barrett, le chef de clan, a acheté voici vingt ans l’une des deux fermes de Graham Mourie, capitaine des All Blacks dans les seventies.

Avant de pénétrer sur les terres du meilleur joueur du monde, on doit d’abord pousser un lourd portail de bois, contourner un nid-de-poule et parcourir une centaine de mètres. Quand le bitume s’arrête enfin, la route laisse place à une immense exploitation cernée de champs, dans lesquels paissent sereinement près de 250 bovins. Ici, la laiterie offre au regard le spectacle d’énormes citernes en acier. Là, un énorme Massey-Ferguson campe sous une grange d’un autre âge. Soudain, des aboiements déchirent le silence. Les chiens de la propriété signalent à leurs maîtres qu’un étranger vient de poser le pied sur leurs terres. Alerté par les grognements des gardiens, Kevin Barrett extirpe aussitôt son imposante silhouette de la demeure de Main South Road, construite sur de larges pierres grises censées protéger ses habitants des versatilités du climat. L’ancien numéro 8 de Taranaki, 50 piges et des poussières, dégaine le premier des sourires qui l’ont fait connaître, en Nouvelle-Zélande, sous le nom de « smiley » Barrett. Lui a tiré un trait sur sa carrière en 1999, deux ans après avoir goûté aux premiers émois du professionnalisme sous le maillot des Hurricanes. Il se marre : « Le jour où j’ai fait mes adieux, on organisait une grande bouffe au club house de Taranaki. Je n’étais pas le seul à arrêter ma carrière, ce soir-là. Quand les vieux dirigeants du club demandaient à mes coéquipiers ce qu’ils voulaient maintenant faire de leur vie, l’un répondait qu’il souhaitait devenir ministre de l’agriculture quand l’autre assurait qu’il souhaitait ouvrir un magasin de pêche. » Son tour venu, « Smiley » avança très sérieusement : « Tout ça est passionnant, Messieurs. Mais moi, j’ai décidé d’élever des All Blacks. »

Vingt ans plus tard, le chef de famille a tenu parole. Parmi les huit enfants que lui a donnés son épouse Robyn, trois d’entre eux portent aujourd’hui le maillot frappé de la fougère. Beauden (26 ans), élu meilleur joueur du monde en 2016, compte 53 sélections en équipe nationale ; Scott (23 ans), deuxième ligne de devoir, en est à 8 ; Jordie (20 ans), que Sean Fitzpatrick considère comme le plus doué des trois, a fêté la première de ses deux caps le 16 juin dernier. Ce jour-là, face aux Samoa, la famille Barrett entrait d’ailleurs dans l’histoire du rugby mondial. Car si les frères Whitelock (Sam, Luke et George) ont bien tous été All Blacks, ils ne le furent jamais au même moment. De quoi fendre l’armure du pater familias, n’est-ce pas ? « Quand j’ai vu mes trois petits se tenir par les hanches au cours des hymnes, j’ai bien cru que j’allais pleurer. J’étais si fier, je ne pouvais y croire ! Vous savez, je n’ai jamais eu la chance d’être All Black. D’une certaine manière, j’ai réalisé mon rêve au travers d’eux. » Quant à savoir comment une telle prophétie a pu se réaliser, Kevin Barrett n’en a foutrement aucune idée. Il s’esclaffe : « Le capital génétique, peut-être ? Ou alors le lait des vaches ? Allez donc savoir ! »

 

Les secrets du Barrett Cricket Ground

C’est derrière la ferme familiale, dans un champ de patates que Beauden avait rebaptisé le « Barrett Cricket Ground », que la fratrie a appris les rudiments du rugby, entre la traite des vaches au matin et les devoirs d’histoire-géo, le soir. « Deux fois par semaine, poursuit Kevin, les cousins et les voisins se joignaient aux petits pour organiser un grand match de rugby. On n’avait pas de Play Station, à Pungarehu. Les mômes passaient leur vie dehors, pieds nus. » Les jours de match, Smiley se désignait d’autorité grand maître de cérémonie. « J’étais assez dur en matière de skills. Je disais toujours à Beaudy et Jordie : « Jusqu’au printemps, je ne veux vous voir taper que du pied gauche. Quand vous aurez appris, vous réutiliser le droit. » Ça leur a pas mal réussi, je crois. » Sans être rigide, le père Barrett tenait donc la technique individuelle pour non négociable : « Mes fils ont compris très vite qu’en Nouvelle-Zélande, on tenait le ballon à deux mains et que je serai toujours intraitable là-dessus. Aujourd’hui encore, il leur arrive de m’imiter : « Quand tu prends le ballon sous le bras, espèce de brute, tu indiques à la défense que tu vas rentrer ! » Ils aiment bien taquiner leur papa, je crois… »

 

La course avec le bus scolaire

Ce n’est pas pour en faire le meilleur ouvreur du monde que Kevin Barrett a si longtemps insisté sur la technique individuelle de « Beaudy ». C’est avant tout pour aider son fils à survivre dans des contextes où ses 65 kg ne faisaient pas souvent le poids. « Beauden a rapidement conclu que le défi ne lui attirerait que des problèmes et des blessures, explique le fermier. Avec moi, il bossait sa passe, ses crochets, son jeu au pied. » Quand sa mère Robyn, très portée sur la course à pied, offrait sans le savoir à son fiston une « caisse » de kenyan. Peu avant le Test de Wellington, Beauden nous confiait à ce sujet : « Quand maman venait nous chercher à l’école, elle récupérait nos sacs à dos puis nous laissait revenir à la maison en courant. Ce n’est pas le bout du monde mais il doit bien y avoir quatre kilomètres entre le collège et la ferme. » Prétendant aux enfants que le but du jeu consistait à rejoindre la maison avant le bus scolaire, Robyn remontait alors dans la voiture familiale lestée des trois cartables. « Je peux vous dire qu’on a souvent battu le bus, poursuit l’ouvreur des All Blacks. Ces souvenirs resteront à jamais gravés en moi. Vous savez, je reste un kiwi de la campagne. Je vis à Wellington mais reviens à Pungarehu au moins une fois par semaine. Je crois qu’au fond de moi, j’en ai besoin. Ça m’apaise. Je fais le vide. À la ferme, tout ce que je peux entendre, c’est le mugissement des vaches et le bruit des vagues. »

En attendant que Jordie et Scott ne deviennent eux aussi des cadres de la sélection néo-zélandaise, Kevin et Robyn suivent Beauden aux quatre coins du monde, dans la mesure où le travail à la ferme leur en laisse le temps. Ils étaient donc à Paris, le 26 novembre dernier, lorsque leur fils intercepta la passe du malheureux Camille Lopez pour crucifier les Bleus au Stade de France (24-19). Ils reviendront à Saint-Denis cet automne, puisque les All Blacks, qui décideront probablement de l’avenir de Guy Novès à la tête de la sélection nationale, sont attendus dans l’Hexagone le 11 novembre prochain. « On essaiera de couvrir le bruit de la Marseillaise, conclut Kevin dans un éclat de rire. On poussera fort pour que Beaudy nous entende ! » Bon an mal an, les parents du Million Dollard Baby de la sélection néo-zélandaise se sont fait à l’idée que leur petit « Beaudy » soit devenu l’attaquant le plus surveillé de la planète et, dans le pire des cas, la cible des gros bras d’en face. Mais lorsqu’on demande à Smiley Barrett si Mako Vunipola et Warren Gatland avaient tout récemment posé un contrat sur la tête de son fils, Kevin range son sourire au placard, fronce les sourcils, étouffe un juron et réplique finalement par une moue dubitative. Un ange passe. Dans la laiterie, un mugissement retentit alors, ramenant Smiley Barrett à l’ouvrage qu’il avait suspendu pour nous recevoir. Au loin, les rouleaux d’écume qui rongent la colline se font entendre. Le ciel est enfin apaisé, la campagne resplendit et on comprend soudain pourquoi le meilleur joueur du monde ne s’est jamais fait à l’idée de couper le cordon avec son village natal. On ne devrait jamais quitter Pungarehu...

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